Bruno Dewaele, champion du monde d’orthographe J’ai failli rendre copie blanche, conscient que j’étais du piège qu’on me tendait là : rare expert au pays des expertes (pas si misogyne, le microcosme de l’orthographe !), et surtout seul vieux, pour qui les habitudes du passé pèsent nécessairement plus lourd. Mais, n’ayant jamais vu de courage dans la fuite, je préfère assumer ma perplexité face à une époque qui confond sexe et genre grammatical ; qui feint de ne plus comprendre que parmi les Français il y a nombre de Françaises ; qui croit de bonne foi que, pour une femme, mieux vaut être « la meilleure écrivaine » que « le meilleur écrivain » de sa génération. Il ne s’agit pas de nier qu’une langue faite hier par des mâles pour des mâles ait longtemps orchestré une mélodie qui faisait la part belle aux ténors plutôt qu’aux sopranes. Encore moins de prôner le statu quo. Seulement de veiller à ce que la restauration – légitime – de la dignité féminine ne se solde pas, pour la syntaxe et plus encore pour le style, par un champ de ruines. Une autrice, soit ! Une membre du jury, la Prix Goncourt, j’ai plus de mal. À moins qu’au nom de la parité on ne se mette à parler de Delon comme d’un star et de Benalla comme de l’éminence gris de Macron… Marie-France Claerebout, rédactrice-correctrice Face à la féminisation des noms de fonctions, je me sens… neutre. Sans y être sensible à titre personnel, je conçois tout à fait que d’autres tiennent à dire ou à s’entendre dire « Madame la » plutôt que « Madame le ». Alors, oui, il me semble juste que les noms de fonctions existent dans les deux genres, que l’on crée si nécessaire des formes féminines. L’oreille se fera à « auteur, autrice » comme elle s’est faite à « acteur, actrice ». Quoi de plus naturel ? Je me sens plus réservée avec les termes devenus épicènes. Non que je m’offusque de voir cohabiter dans l’entreprise une ouvrière, une employée et une cadre, bien sûr. Mon tracas ne concerne pas réellement la présence d’un déterminant féminin devant un nom traditionnellement masculin, mais bien plus le flou que cela génère sur le plan orthographique. Nombre d’entre nous ne savent plus comment accorder. C’est ainsi que s’affichent sur la Toile, voire dans la presse, « une cadre supérieur », « une comptable général », « une ingénieur commercial », « une agent contractuel »… La pauvre grammaire n’est pas à la fête.Sans parler de « la bras droit » et de « la membre actif ». Allons-nous tout droit vers une réforme de l’accord de l’adjectif ? Voilà un sujet à ne pas traiter par-dessus la jambe. Sandrine Campese, autrice et animatrice en langue française Il y a quelques années, je voyais d’un mauvais œil la féminisation des noms de métier. Pour moi, il existait des luttes autrement urgentes, utiles, en faveur de l’égalité femmes-hommes. Je trouvais même un certain « charme » à conserver le masculin. Je me trompais. La langue est éminemment politique, elle exprime notre modèle du monde. Elle est ce monde. Nomen est omen. Désormais, je suis favorable à cette féminisation. Aucun argument « contre » ne me convainc car ils sont tous subjectifs, pour ne pas dire irrationnels : esthétisme (« Une pompière, que c’est laid ! »), conservatisme (« Pourquoi changer ? »), élitisme (« Nivellement par le bas ! »). Enfin, comment peut-on regretter que certains féminins soient déjà des noms de choses alors que l’avocat, le financier et le rapporteur n’ont jamais dérangé personne ? Comme pour les rectifications orthographiques de 1990, les réactions de rejet s’expliquent par la crainte de voir disparaître des conventions rassurantes que l’on a apprises, transmises, auxquelles nous sommes habitués. J’ai osé féminiser auteur, d’abord en auteure puis en autrice. Les réactions sont plutôt positives, même contagieuses. Récemment, je me suis présentée comme telle dans les médias et les journalistes ont repris le mot. Féminiser les noms de métier ? Il n’y a aucun « mâle » à cela ! Aurore Ponsonnet, autrice et formatrice en orthographe Depuis l’enfance, entendre « le masculin l’emporte sur le féminin » me déplaît. J’ai toujours trouvé injuste que l’on utilise ils pour un groupe composé d’une majorité de femmes. J’ai même imaginé qu’on pourrait utiliser un pronom neutre tel le they des anglophones. Certains disent que le masculin est le «neutre », mais l’on trouve en faisant quelques recherches que le masculin était bien considéré comme le genre « noble ». Le fait que certains noms de métiers n’aient pas de féminin n’a rien d’anodin. Pourquoi entend-on souvent que le nom autrice est « laid », tandis que les noms animatrice et actrice ne le sont pas ? Une question d’habitude, tout simplement ! J’ai pour ma part commencé par utiliser auteure, qui ne me satisfaisait pas complètement, car on n’entendait pas que ce nom était féminin. Lorsque j’ai lu que les noms autrice et écrivaine n’étaient pas des néologismes, mais qu’ils avaient fait l’objet de condamnations dans les guides de grammaires et qu’ils avaient disparu des dictionnaires, j’ai décidé de les adopter et je m’y suis bien habituée. Lire l’excellent ouvrage de mon linguiste préféré Bernard Cerquiglini (Le ministre est enceinte) a fini de me convaincre de changer mes habitudes, pour faire évoluer les mentalités, à mon petit niveau. Évelyne Vernisse, formatrice en communication écrite Petit extrait d’un dialogue entre deux femmes, en mai 2019, XXIe siècle sur la Terre. « Et toi, tu es pour ou contre la féminisation des noms de métiers ?– Pardon ?!! Mais quel argument pourrait bien justifier, en 2019, la masculinisation de certains métiers ?– Ben, préfète, par exemple, c’est laid ! Comme écrivaine, ou pire encore, autrice !– Ah ?!! Et prophète, poète, comète, riveraine, Africaine, capitaine, lectrice, éditrice, Patrice…, c’est laid ?– Ben…– Ben… non. Et seulement parce que ce sont des mots auxquels notre oreille est habituée depuis notre enfance.– Avoue tout de même que dire “mon médecin est parti en retraite, c’est une médecine qui le remplace”, ça prête à confusion !– Ah… parce que quand tu prends rendez-vous avec un avocat, tu imagines un gros bonhomme tout rond, tout vert, avec un noyau dedans ???!– Haha ! Non, t’es bête…– La langue française comporte plus de six cents mots homophones… Et, tiens, d’ailleurs, avocate, ça ne te choque pas ? Tu sais où est le problème ? C’est que, maintenant, la place des femmes dans la société va aussi s’entendre. Et ça, certains n’y sont pas encore prêts. Et certaines non plus, d’ailleurs. » Agnès Colomb, auteure-adaptatrice De prime abord, si l’on dit de moi que je suis « autrice », j’ai une réaction viscérale : que ce mot est laid ! Je préfère encore « auteure », qui sonne comme « auteur », que j’ai entendu toute ma vie… Mais, passé cette première réaction conservatrice, l’autrice féministe en moi s’insurge : comment faire changer les choses et promouvoir l’égalité hommes-femmes si l’on conserve la langue en l’état ? Oui, mais… la question est : cela changera-t-il vraiment les choses ? Ne s’agit-il pas que d’un dépoussiérage, d’une opération esthétique qui ne modifiera les choses qu’en surface sans bousculer les mœurs ? Eh bien, oui, sans doute n’est-ce que du maquillage, mais l’espoir demeure que, accompagnée d’autres mesures, cette féminisation des noms de métiers finisse par grignoter, lentement mais sûrement, le mur du sexisme. Le mieux, cependant – rêvons un peu –, serait d’adopter un genre neutre pour les noms de métiers, genre qui ne renverrait pas dès l’énonciation d’une profession au sexe de la personne qui l’exerce. Car distinguer « un auteur » et « une autrice », « le professeur » et « la professeure », c’est désigner d’emblée le professionnel comme homme ou femme, ramenant ledit professionnel à son sexe là où il ne faudrait s’occuper que de ses compétences. Ainsi, à l’instar du CV anonyme, le genre neutre dirait : Je ne vois pas en toi un homme ou une femme, mais un individu doté des compétences requises pour exercer tel métier. Lisez également : l’avis de nos experts sur l’écriture inclusive ; ces mots qui changent de sens ou changeant de genre. Publié par Aline Laffont