De Gaulle : un mal, des mots Sans surprise, le général de Gaulle, qui possédait de nombreux livres et le sens de la formule, nous a laissé deux néologismes subjectifs : l’adjectif quarteron et le nom chienlit. Même contexte de crise, même connotation péjorative, ils ne sont pas le fruit du hasard. Pour de Gaulle en effet, le langage, véritable arme politique, sert tour à tour à galvaniser (Appel du 18 juin, « Paris libéré »), à temporiser (« Je vous ai compris ! », « Vive le Québec libre ! ») et à condamner. C’est le cas en 1961, lorsqu’en plein conflit algérien, quatre généraux de l’armée française font une tentative de coup d’État. Dès le lendemain, de Gaulle intervient à la télévision, et fustige ce « quarteron de généraux en retraite ». Or, « quarteron » qualifie, depuis le XIIIe siècle, « un quart d’un cent, soit vingt-cinq » pour les choses qui se vendent à la pièce et non au poids. Brandissant cette définition, d’aucuns jugèrent impropre l’usage gaullien, les généraux étant au nombre de quatre au moment des faits. En réalité, le terme était déjà employé, avant cette affaire, au sens (péjoratif) de « petit groupe, poignée de personnes ». Le rapprochement entre « quarteron » et « quatre » est pure coïncidence, sinon malice, mais nullement ignorance. Aucune ambiguïté en revanche lorsque le 19 mai 1968, face aux journalistes, Pompidou rapporte les propos que de Gaulle a tenus plus tôt en Conseil des ministres : « La réforme, oui, la chienlit, non. » Le mot, apparu au XVIe siècle, a d’abord eu le sens propre de « celui qui chie au lit » (la classe !). Par extension, au XVIIIe siècle, il a désigné un personnage de carnaval puis, au féminin, une « mascarade débridée ». Le général de Gaulle, qui voyait d’un très mauvais œil l’autorité de l’État ébranlée, a popularisé le sens moderne de « désordre public ». Chirac : le mot d’excuse Autre époque, autre style : contrairement au général de Gaulle, Jacques Chirac a utilisé deux néologismes non pas pour accuser mais pour se défendre. Tel un prestidigitateur, il sort de son chapeau un mot nouveau et hop ! il est à moitié pardonné ! Mis en cause dans l’affaire du financement occulte du RPR, il intervient à plusieurs reprises à la télévision. Le 21 septembre 2000, il s’explique sur les accusations posthumes de Jean-Claude Méry : « Aujourd’hui, on rapporte une histoire abracadabrantesque. » L’adjectif dérive de abracadabrant « étrangement compliqué, très bizarre », lui-même issu de la formule magique abracadabra. Le mot, immortalisé en 1871 par Rimbaud dans son poème Le cœur supplicié, aurait d’abord séduit Dominique de Villepin, alors secrétaire général de l’Élysée et grand amateur de mots, qui le souffla à l’oreille de Jacques Chirac. Aujourd’hui, médiatisation oblige, le terme reste largement associé à l’ancien président plutôt qu’au poète et continue d’être utilisé au sens d’abracadabrant, « invraisemblable ». Un an plus tard, rebelote. Lors de son allocution du 14 juillet 2001, le président déclare, à propos des polémiques sur les voyages présidentiels : « Ce n’est pas qu’elles se dégonflent, c’est qu’elles font “pschitt”, si vous me permettez cette expression. » Jusqu’alors l’onomatopée était surtout utilisée dans le langage publicitaire à propos des eaux gazeuses. Désormais, sous l’influence de Jacques Chirac, l’expression familière devient synonyme de « faire long feu », c’est-à-dire « échouer, ne pas avoir de succès ». Sarkozy : le mot ne suffit pas Le néologisme sarkozien emprunte au néologisme gaullien son caractère dénonciateur. En revanche, il semble davantage relever de la maladresse que de l’invention intentionnelle. Le 27 mars 2012, le président-candidat est en meeting à Nantes. Devant une foule de militants, il déclare : « Je veux apporter des réponses. Oh, des réponses qu’on ne comprendra pas dans un certain nombre de cercles dirigeants. Des réponses qu’on va regarder avec cette… méprisance, cette attitude hautaine… » L’utilisation du mot méprisance entraîne des réactions en cascades sur les réseaux sociaux. Et pour cause : il est inconnu au bataillon. Une enquête est ouverte au terme de laquelle on apprend que le mot date du XIVe siècle, et qu’il n’est pas vraiment synonyme de « mépris ». En effet, la mesprisance en ancien français qualifiait plutôt « l’état d’une personne ou d’une chose en situation d’oubli ou de solitude ». Pourtant c’est bien de mépris que parle Sarkozy : il l’explicite en lui juxtaposant « attitude hautaine ». Alors pourquoi ne pas avoir utilisé ce mot, simple, de deux syllabes ? Peut-être pour caractériser un état constant plutôt qu’un comportement circonstanciel, avec un effet emphatique et dramatique. C’est un peu la même chose avec le mot « désespérance », qui a le même sens que « désespoir », mais qui serait « plus littéraire, plus abstrait et plus négatif, à propos d’une personne qui n’a aucune espérance ». À moins qu’il ait inconsciemment entremêlé « mépris » et « médisance », aux sens proches, pour donner le mot-valise méprisance ! Vous aimez les beaux mots ? Découvrez aussi notre article sur les figures de style. Un barbarisme Royal Après le néologisme qui fait pschitt, place au barbarisme. Quelle différence ? Un barbarisme, du latin barbarismus, « expression vicieuse », est un néologisme non lexicalisé, c’est-à-dire qu’il n’entre pas dans le langage du plus grand nombre, ni dans le dictionnaire. La méprisance de Nicolas Sarkozy existait déjà (c’est sa réhabilitation soudaine dans un contexte moderne qui a été incomprise), alors que la « bravitude » est sortie tout droit de l’imagination de Ségolène Royal. Revenons en ce jour ensoleillé mais froid du 7 janvier 2007. Ségolène Royal, en pleine campagne présidentielle, est en visite sur la grande muraille de Chine. Encapuchonnée dans sa doudoune blanche, le nez rouge, elle déclare : « Comme le disent les Chinois : qui n’est pas venu sur la Grande Muraille n’est pas un brave, et qui vient sur la Grande Muraille conquiert la bravitude ». Si la première partie de la phrase correspond à un proverbe chinois, la suite, en revanche, pose un problème linguistique. Tollé dans les médias, buzz sur les réseaux sociaux, pendant que la droite s’en donne à cœur joie, chacun se demande « Qu’est-ce que la bravitude ? ». Jack Lang, qui paraît-il aurait aimé inventer ce beau mot (!), propose « plénitude d’un sentiment de bravoure ». C’est cette définition qu’a retenue l’encyclopédie participative Wikipédia. Découvrez également sur notre blog : « Mais vous avez tout à fait raison, monsieur le Premier ministre ! » (1988) « Vous êtes l’homme du passif. » (1981) « Vous n’avez pas le monopole du cœur. » (1974) Sandrine Campese Publié par Sandrine