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Être au bord du rouleau, l’argent ne fait pas le moine... 10 expressions télescopées

La langue française fourmille d’expressions populaires très imagées. Non seulement certaines sont construites de la même façon ou comportent un mot en commun, mais leurs significations peuvent également être proches. Voilà pourquoi notre langue peut fourcher, involontairement ou plaisamment, au point de mélanger les deux et créer une troisième expression qui n’a guère de sens, mais prête à sourire... et à réfléchir ! Ce billet est l’occasion, également, d’expliciter le sens des expressions originelles.
Par Sandrine

Sommaire

    1- Être au bord du rouleau

    Les expressions télescopées : Être au bout du rouleau + Être au bord du gouffre

    La locution familière « être au bout du rouleau » est… révolutionnaire ! En effet, Le Petit Robert l’atteste en 1789, sous la forme « être au bout de son rouleau ». Reste à savoir de quel rouleau il s’agissait, certainement pas du rouleau de papier essuie-tout auquel on pense spontanément aujourd’hui…

    Heureusement, la définition originale, « n’avoir plus rien à dire », nous éclaire. Il est question du rouleau sur lequel on enroulait du papier renfermant des écrits (une sorte de parchemin). Quand on arrivait au bout du rouleau, c’est qu’on avait fini de lire, de parler. Par la suite, on a rangé des pièces de monnaie dans de petits rouleaux de papier. « Être au bout du rouleau » signifiait alors qu’on avait utilisé toutes ses pièces, qu’on n’avait plus d’argent, de ressources pécuniaires. Désormais, l’expression s’attache aux ressources physiques et morales. « Être au bout du rouleau », c’est n’avoir plus d’énergie, être épuisé, et même, à la fin de sa vie (« au bout de sa vie », comme disent les jeunes !).

    Et « Être au bord du gouffre », alors ? Dans un sens, l’expression peut rejoindre « être au bout du rouleau », en ce qu’elle signifie, d’après Larousse, « être près de la ruine, de la catastrophe ». Mais l’idée de danger, de péril, n’y est pas manifeste.

    Difficile de savoir si le « bord du rouleau » est tout aussi dangereux, personne n’a jamais eu l’occasion de le vérifier. À moins qu’il ne s’agisse d’un rouleau compresseur !

    2- Ne pas y aller avec le dos de la main morte

    Les expressions télescopées : Ne pas y aller de main morte + Ne pas y aller avec le dos de la cuillère

    L’expression « ne pas y aller de main morte » est attestée dès le XVIIe siècle. À l’origine, elle signifiait « frapper rudement », « attaquer avec violence ». Pour ce faire, il valait mieux avoir une main vigoureuse ! Désormais, l’expression signifie « exagérer », « y aller fort ».

    Pas étonnant qu’on la confonde avec « ne pas y aller avec le dos de la cuillère » qui signifie exactement la même chose : « parler, agir sans ménagement, y aller fort, exagérer ». En effet, il est difficile de manger sa soupe avec le dos de sa cuillère, en revanche, si on la tient correctement, on peut se régaler, avec ou sans excès…

    « Le dos d’une main morte », lui, aura un effet somme toute limité…

    3- Chacun voit midi à quatorze heures

    Les expressions télescopées : Chacun voit midi à sa porte + Chercher midi à quatorze heures

    « Chacun voit midi à sa porte » signifie que chacun envisage les choses de son point de vue. Mais comment analyser littéralement cette expression ? D’après le site expressio.fr, le mot midi symbolise « le milieu de la journée », par extension, « le cœur d’une situation », et sa porte symbolise « sa propre maison », c’est-à-dire « ses intérêts personnels ».

    « Chercher midi à quatorze heures » a un sens bien différent : « chercher des difficultés où il n’y en a pas, compliquer les choses ». Pourquoi « midi » ? Et pourquoi « quatorze heures » ? Toujours d’après expressio.fr, si midi a une position très repérable sur l’horloge, difficile de justifier le choix de quatorze heures, d’autant que l’on disait « chercher midi à onze heures » précédemment ! Peu importe : on cherche une chose à un endroit où elle ne peut pas être, c’est bien l’idée à retenir.

    Dans les deux cas, la discussion risque de ne pas être aisée. Sauf à télescoper les deux expressions ! Si chacun voit midi à quatorze heures, c’est qu’il y a au moins un point d’entente… à condition de parvenir à fixer un rendez-vous !

    4- Tu me tires une fière chandelle du pied

    Les expressions télescopées : Tu m’enlèves une épine du pied + Tu me dois une fière chandelle

    Aïe, s’enfoncer une chandelle dans le pied, ça doit faire mal ! Surtout si cette dernière est « fière » de son intrusion !

    À l’origine de ce télescopage pédieux, les deux expressions suivantes : « tirer une épine du pied de quelqu’un », c’est-à-dire « le délivrer d’un sujet de contrariété, d’une difficulté » et « devoir une fière chandelle à quelqu’un », autrement dit « lui devoir une grande reconnaissance ». Pas de lien sémantique direct entre les deux expressions, mais une dimension positive, évoquant l’entraide et la gratitude dans les deux cas.

    Pour « tirer une épine du pied », le sens est limpide, on devine l’agrément que l’on peut en… tirer. Mais cette « fière chandelle » que l’on « doit », quelle est-elle ? D’après Larousse, on disait de celui qui avait échappé à un grand danger qu’il devait une belle (plus tard fière) chandelle à Dieu pour dire qu’il lui devait un grand remerciement. Ainsi, les chandelles que l’on doit à quelqu’un sont les cierges qu’il faudrait allumer pour le remercier.

    5- L’argent ne fait pas le moine

    Les expressions télescopées : L’argent ne fait pas le bonheur + L’habit ne fait pas le moine

    Certes, l’argent ne fait pas le moine, d’autant qu’un moine est censé être éloigné des considérations bassement pécuniaires ! Mais que veulent exprimer les personnes en flagrant délit de télescopage ? Pour tenter de le savoir, revenons aux expressions mères.

    Pour « l’argent ne fait pas le bonheur », il n’y a guère d’explication à donner, même si d’aucuns complètent la citation avec « mais il y contribue ».

    Quant à l’expression « l’habit ne fait pas le moine », elle mérite qu’on s’y attarde quelques instants. D’après expressio.fr, elle serait issue soit de la locution latine barba non facit philosophum, c’est-à-dire « la barbe ne fait pas le philosophe », soit de François Grimaldi et ses compagnons d’armes qui, en 1297, se déguisèrent en moines franciscains pour s’emparer d’une forteresse bâtie sur un rocher : la future principauté de Monaco ! Ou, tout simplement, est-ce une manière ironique de considérer les moines de l’époque, dont le comportement et les mœurs semblaient, parfois, bien éloignés des préceptes qu’ils étaient censés… porter.

    Un autre télescopage pourrait être « l’habit ne fait pas le bonheur », alors que la liberté vestimentaire, des jeunes filles notamment, est au cœur de l’actualité.

    6- C’est la cerise sur le pompon

    Les expressions télescopées : C’est la cerise sur le gâteau + C’est le pompon

    Une fois n’est pas coutume, les deux expressions qui ont servi à inventer la troisième sont de sens contraire, ce qui rend le télescopage plus qu’audacieux, pour ne pas dire hasardeux ! 

    En effet, « la cerise sur le gâteau » est ce qui vient s’ajouter à un ensemble d’éléments généralement positifs. C’est le petit détail qui parachève, qui couronne une entreprise. À noter que les Canadiens disent « c’est la cerise sur le sundae ». 

    Or, si le pompon se mêle aussi à des éléments déjà présents, c’est pour ajouter du négatif au négatif, du désagréable au désagréable. « C’est le pompon ! » est synonyme d’autres expressions comme « C’est le comble ! », « C’est le bouquet ! », «  C’est la meilleure ! » (qui est une antiphrase) ou encore « Il ne manquait plus que ça ! ». D’ailleurs, « en avoir ras le pompon », c’est « en avoir ras le bol ». Rien de bien réjouissant dans tout cela ! 

    Mais alors, l’expression télescopée « c’est la cerise sur le pompon » pourrait-elle caractériser un élément positif s’ajoutant à un ensemble d’éléments négatifs ? Le débat est lancé !

    7- C’est la goutte d’eau qui met le feu aux poudres

    Les expressions télescopées : C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase + C’est l’étincelle qui met le feu aux poudres

    Davantage de cohérence dans ce télescopage-ci ! En effet, les « expressions mères » ont toutes les deux une connotation négative. « La goutte d’eau qui fait déborder le vase » est la petite chose pénible qui vient s’ajouter au reste et qui fait qu’on ne supporte plus l’ensemble. On dit aussi que la coupe est pleine. 

    Quant à « l’étincelle qui met le feu aux poudres », c’est le petit incident qui déclenche un conflit, une catastrophe. 

    Dans les deux cas, on imagine très bien les conséquences physiques de chaque phénomène. En revanche, pour « la goutte d’eau qui met le feu aux poudres », c’est un peu moins évident, l’eau étant censée éteindre le feu, et non l’attiser…

    8- Remuer le couteau sur le feu

    Les expressions télescopées : Remuer le couteau dans la plaie + Jeter de l’huile sur le feu

    Voici deux expressions dont il est aisé de deviner l’effet escompté : l’amplification ! L’amplification d’une blessure, d’une douleur déjà existante, dans le fait de « remuer (ou d’enfoncer, retourner) le couteau dans la plaie ». L’amplification du feu et, par extension d’une situation déjà conflictuelle, en « jetant de l’huile sur le feu ».

    On comprend donc pourquoi, à la lumière de leur signification, ces deux expressions peuvent se télescoper dans la langue quotidienne. Chacune ajoute du mal au mal, de la tension à la tension, du désordre au désordre… 

    Néanmoins, ce n’est pas le même « mal » que de faire souffrir en attisant une douleur morale ou en attisant un conflit, en poussant à la dispute. Cette distinction échappe peut-être à celles et ceux qui inventent l’expression « remuer le couteau sur le feu », action qui paraît moins préjudiciable. C’est surtout le couteau qui risque d’être endommagé, à moins, bien sûr, de maîtriser l’art de l’aiguisage à la flamme. 

    Notons l’existence de deux autres expressions proches : « mettre le doigt sur la plaie » (trouver la cause du mal) et « avoir le couteau sous la gorge » (être contraint par une menace).

    9- Sortir la tête du tunnel

    Les expressions télescopées : Sortir la tête de l’eau + Voir le bout du tunnel

    Ici, force est d’admettre que ces deux expressions sont… synonymes ! « Sortir la tête de l’eau », c’est arriver au terme d’une situation difficile ; « voir le bout du tunnel », c’est aussi « sortir d’une période difficile, pénible ». 

    Signalons tout de même que l’expression « sortir la tête de l’eau », si elle est bel et bien dans l’usage, est absente des dictionnaires de référence. Y figurent néanmoins « être sous l’eau » et « avoir la tête sous l’eau », c’est-à-dire « être débordé de travail, ne plus avoir une minute à soi », voire « ne pas s’en sortir financièrement ». Dommage que le cas où l’on arrive enfin à reprendre sa respiration n’y soit pas envisagé ! Mieux vaut donc faire ce qui est prévu dans Le Petit Robert : « garder la tête hors de l’eau », autrement dit, « ne pas sombrer » ! 

    Le télescopage entre ces deux expressions était donc plus que prévisible, d’autant que « voir le bout du tunnel » a pour variante « sortir du tunnel ». Or, si l’on sort du tunnel, on y sort la tête avant le reste. L’expression « sortir la tête du tunnel » finira-t-elle par faire son entrée dans les dictionnaires ? L’avenir nous le dira…

    10- Se retrousser les coudes

    Les expressions télescopées : Se retrousser les manches + Se serrer les coudes

    Attention, « se retrousser les coudes » semble aussi impossible que… se lécher les coudes ! Pire, ça pourrait être douloureux ! Quant au sens de cette expression télescopée, il reste assez énigmatique. Non pas que les « expressions mères » s’opposent, mais elles ont chacune une signification bien précise.

    « Se retrousser les manches » permet d’être plus à l’aise pour travailler, voilà pourquoi, au sens figuré, cela revient à « se mettre au travail avec ardeur ». 

    Quant à « se serrer les coudes » (ou « se tenir les coudes »), c’est « s’entraider, être solidaire ». Certes, lorsqu’on veut se serrer les coudes, il peut être utile de se retrousser les manches, mais les coudes ? Nous ne voyons toujours pas comment faire !

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    Sandrine Campese

    Publié par Sandrine
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    • Avatar
      Marjorie
      22 février 2021 à 17 h 22 min
      Ces expressions me font tellement rire. C'est du pur defigement sémantique à la manière de Boris Vian. Personnellement, j'adore "la veuve qui se fout de l'orphelin" ou "la porte ouverte à toutes les fenêtres". Merci Sandrine !
    • Avatar
      Sandrine Campese
      23 février 2021 à 09 h 26 min
      Bonjour Marjorie, merci pour votre sympathique message :-). J'adore aussi "La veuve qui se fout de l'orphelin" (je la note pour une éventuelle suite) ! "La porte ouverte à toutes les fenêtres" est plus connue et me semble un peu moins "télescopée" (Quelle serait l'expression d'origine avec "fenêtres" ou "toutes les fenêtres"?). Bonne journée et à bientôt !
    • Avatar
      Fatima
      17 février 2021 à 23 h 41 min
      C'est très chouette tout ça mais je crois qu'il y a une confusion, vous avez dit "L'argent ne fait pas le moine au lieu de l'habit ne fait pas le moine" Eclairez- moi un peu, suis peut-être en erreur. Bien à vous.
    • Avatar
      Sandrine Campese
      18 février 2021 à 15 h 08 min
      Bonjour Fatima, l'expression correcte est bien "L'argent ne fait pas le bonheur" OU "l'habit ne fait pas le moine". L'article porte sur les expressions "télescopées" (autrement dit, mélangées, confondues). Or, certaines personnes mélangent ces deux expressions et disent (par ignorance ou plaisamment) "L'argent ne fait pas le moine". En espérant vous avoir éclairée, je vous souhaite une bonne après-midi.
    • Avatar
      FREDERIC PERRET
      10 novembre 2020 à 11 h 11 min
      Article très intéressant, mais j'espère ne jamais avoir à entendre ce type de fusion de la couche de quelqu'un (sauf peut-être d'un humoriste ?) au risque de me blesser les tympans ! ?
    • Avatar
      Sandrine Campese
      10 novembre 2020 à 12 h 03 min
      De la couche ? De la bouche, vous voulez dire ;-). Eh bien, tendez l'oreille, car ces confusions sont plus fréquentes qu'on ne le pense. Un ami m'a récemment rapporté qu'il avait été question, lors d'une réunion professionnelle, de "brebis galantes" (au lieu de "galeuses"). Bonne journée, Frédéric !

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